L’Art Jazz Club… Bucarest.
J’ai difficile à retracer mes premiers souvenirs de ce lieu.
Etait-ce déjà lors des concerts de Sorin et Ozana avant leur départ pour l’Angleterre, ou bien avec la création de la troupe Tusu? Ma mémoire flanche. Ma femme s’en souviendrait beaucoup mieux.
Mais je me souviens bien du club comme il l’était avant les transformation qui se sont produites cet été; une cave bétonnée peinte en gris souris, à la décoration plus que sommaire, rehaussée par des expositions de peintres et autres graphistes. La moquette grise pourrie, les petites tables et chaises en bois presque brut, le bar minable, le seul appareil d’air conditionné ne faisant pas face à la quantité malsaine de fumée de cigarette, l’air surchauffé en été, les sempiternelles fuites d’eau dues à des conduites vétustes. L’odeur du moisi mélangée à celles de la cigarette et de la bière… La seule toilette toujours sale, sans papier W.C. et sans serviettes… La chasse étant souvent hors fonctionnement…
Mais… C’est le haut lieu du Jazz à Bucarest…
Tout le monde y est passé; les débutants comme les artistes internationaux.
Met-toi dans ma peau et visite le club à ma place…
De la rue, malgré le grondement de la circulation, au fur et à mesure que tu t’approches de l‘Art Jazz, le son de la musique te parviens, tu ouvres la porte et le son t’enveloppe, Live Jazz Music.
“You get a shiver in the dark
It’s been raining in the park but meantime,
South of the river you stop and you hold everything.
A band is blowing Dixie double four time.
You feel all right when you hear that music ring.
Well now You step inside but you don’t see too many faces,
Coming in out of the rain to hear the jazz go down.
Too much competition too many other places,
But not too many horns can make that sound,
Way on down south, way on down south London town…”
(Dire Straits, The Sultans of Swing).
L’entrée est minuscule, coincée entre la Galerie Horizon et l’immeuble voisin; une triste porte vitrée au cadre métallique donne accès sur un vestibule d’un mètre et demi carré, avec l’unique toilette à droite et l’escalier qui mène en bas, à gauche. La rampe etait branlante à l’époque.
Tu descends prudemment les marches assez raides, la rumeur s’amplifie et déjà la fumée t’agresse, mais le son t’attire.
Quelques personnes montent vers la toilette ou bien pour prendre l’air à l’extérieur.
En bas, la salle est noire de monde. Dans le coin, à droite en diagonale, un orchestre joue sous les lumières. Les mains du pianiste volent sur les touches du piano à queue, le batteur et le bassiste l’accompagnent sur un rythme endiablé, le saxophoniste ponctue les temps forts de la mélodie.
Toutes les tables sont occupées et certains clients restent debout par manque de place.
Toi, tu n’en as cure, même sans place assise, tu sais que tu resteras jusqu’à la fin du spectacle.
Ici, c’est ton endroit, tu connais tout le monde, des serveuses aux musiciens en passant par les clients et le patron. Déjà le barman te sourie et hoche la tête en te voyant entrer. Des visages familiers se tournent vers toi ; avec ta haute stature et ton crane rasé on te remarque vite. Clins d’œil, sourire, petits signes de la main à gauche et à droite. Du fond de la salle, Adrian Andries, le propriétaire, t’appelle d’un ample geste du bras.
C’est un personnage haut en couleur, près de soixante ans bien sonnés, chauve, portant des lunettes, le visage orné d’un barbe grise mi-longue, un veston au tissu pied de poule jeté sur les épaules et son éternelle cigarette aux lèvres, il a tout de l’intellectuel.
Et pourtant ! Il est capable d’un langage plus que vert… Si il a trop bu ou bien si son tempérament de sanguin prend le dessus.
Tu te frayes un chemin jusqu’à sa table, saluant au passage l’une et l’autre connaissance.
« Stai jos ! » Te lance-t-il impérativement.
Tu te débarrasses de ta lourde veste en cuir noir et prend place.
Florin, la sentinelle du Jazz lui tient compagnie, barbu lui aussi, mais la s’arrête la différence.
(Pas vraiment, ils aiment tous deux le Jazz et la boisson…).
Tu salues Florin et les autres personnes présentes à la table.
« Mǎi, sǎ stii cǎ sunt muzicieni foarte buni ! » Lâche Adrian.
Apparu promptement, la serveuse te salue souriante et te demande si tu boiras une Leffe blonde comme d’habitude… « Auzi, mǎ! Dai si tu o bere ? » intervient Adrian avec son sans gène habituel. Tu ris. Bien sûr ! (Il est gonflé, le patron ; Non seulement tu viens consommer chez lui, mais en plus c’est lui qui te demande de lui offrir à boire… Mais tu es déjà habitué au folklore local et tu lui fais plaisir de bon cœur.) Du coup tu payes un Gin tonic à Florin, lui qui ne demande jamais rien et qui donne toujours. Florin est un des rares êtres humains avec qui tu partages la Lumière.
L’orchestre est vraiment bon. Vous applaudissez, commentez, discutez, riez et buvez. La fumée emplit le local et l’air est à peu près irrespirable. Les yeux piquent. Mais tu supportes, tu iras prendre l’air à la pause.
Adrian te demandes quand tu recommenceras à donner des spectacles chez lui. Bonne question… C’est à voir… Réponds-tu évasivement avec une pointe d’amertume dans le cœur, te remémorant ces moments magiques passés sur scène avec tes amis musiciens.
Une vague de sentiments te submerge, aussi forte que les regrets. Tu fais un effort pour changer de conversation.
A la pause, tu échanges quelques mots avec plusieurs connaissances et amis du Jazz. Serres la main aux musiciens, les complimentes, prends de leurs nouvelles.
Tu sors à l’air frais. Ca fait du bien, même si c’est l’air pollué de Bucarest…
Tu te laisseras ensuite complètement baigner et emporter par la musique et profiteras avec joie de la convivialité de tes compères.
La fin de la soirée, tu la passeras en compagnies de Florin en longues discussions philosophiques aux profondes visions humanistes.
Finalement, c’est tard et en taxi que tu reprendras le chemin de la maison.
Heureusement que demain, c’est-à-dire aujourd’hui, c’est samedi !
Le décor a changé depuis septembre, c’est bien mieux. Mais l’ambiance est toujours là, Ainsi que le patron, Florin, les autres et tous les amoureux du Jazz… Cette ambiance de cave qui régnait autrefois, ajoutait du piment, une saveur particulière. C’etait comme l’Antre du Jazz. Maintenant, c’est un club de Jazz…